23
Ils terminaient leur déjeuner quand l’unité-comm bipa. Killashandra prit la communication. Le visage de Mirbethan parut sur l’écran ; à la fois hésitante et contrariée, Killashandra prit un air courtoisement interrogateur.
— Je m’excuse de vous déranger si tôt, Ligueuse…
Elle se tut, le temps que Killashandra la rassure.
— … mais un citoyen insiste pour vous voir… Nous l’avons assuré qu’il était impossible de vous déranger pour des vétilles, mais il veut à toute force vous parler personnellement, et son attitude frise l’insolence.
Mirbethan pinça les lèvres sur ce verdict.
— Tiens, tiens. Et comment s’appelle-t-il ?
— Corish von Mittelstern. Il dit qu’il vous a rencontrée à bord de l’Athéna.
À l’évidence, Mirbethan en doutait.
— C’est vrai. Agréable jeune homme qui ignore mon affiliation à la Ligue. Passez-moi la communication.
Immédiatement, Corish remplaça Mirbethan. Son visage sombre s’éclaira à la vue de Killashandra.
— Dieu merci, vous voilà, Killashandra. Je commençais à désespérer avec tous ces mystères qu’ils font au Conservatoire. Je ne connais pas un Conservatoire qui surveille les appels des étudiants.
— Ils sont prudents ici, et préfèrent qu’on se consacre totalement à ses études.
— Vous voulez dire qu’on vous a permis de jouer sur un de ces fameux orgues ?
Killashandra affecta de pouffer comme une gamine.
— Moi ? Non. Mais hier soir, j’ai entendu le plus beau récital de ma vie, donné sur l’orgue à deux claviers du Conservatoire. Vous ne croiriez pas à quel point il est universel, puissant, stimulant ! Corish, il faut absolument que vous assistiez à un concert avant de partir. Les représentations publiques vont bientôt commencer, paraît-il, mais je vais voir si je peux vous inviter ici, au Conservatoire. Vous ne pourrez pas comprendre l’effet que ça m’a fait tant que vous n’aurez pas entendu un orgue ophtérien !
Quelqu’un lui pinça le bras. Bon, peut-être en faisait-elle un peu trop, mais son enthousiasme n’était pas déplacé.
— Vous avez retrouvé votre oncle ?
Le visage de Corish, de sceptique, se fit douloureux.
— Pas encore.
— Oh, comme c’est décevant.
— Oui, en effet. Et je n’ai plus que deux semaines avant de rembarquer. Ma famille sera retournée de mon échec. Écoutez, Killashandra, je sais que vous étudiez très dur, et que c’est la chance de votre vie, mais est-ce que vous pourriez me consacrer une soirée ?
Killashandra le félicita intérieurement de la perfection de son numéro.
— Oh, Corish, vous avez l’air tellement découragé. Oui, je suis sûre de pouvoir trouver un moment. Je crois qu’il n’y a pas de concert ce soir. Je vais me renseigner. Je ne suis pas prisonnière, après tout.
— Je l’espère, dit Corish avec raideur.
— Bon, où puis-je vous contacter ?
— Au Piper, répondit Corish comme si c’était le seul hôtel convenable de la Cité. Où vous m’aviez promis de laisser un message. Je me suis inquiété que vous ne me fassiez pas signe. La nourriture, n’est pas mauvaise ici, mais il n’y a rien de buvable. Hôtel typique pour touristes. Je vais voir s’ils peuvent me recommander quelque chose d’un peu plus ophtérien. Ce monde n’est pas mal, vous savez. J’ai rencontré des gens épatants. Très gentils, très serviables.
Puis son visage s’éclaira.
— Laissez-moi un mot au Piper seulement si vous ne pouvez pas venir. Sinon, je vous attends ici à sept heures et demie. Vous avez de quoi payer un transport terrestre, au moins ?
Il avait pris le ton légèrement condescendant du voyageur expérimenté envers la jeune étudiante.
— Bien sûr. J’ai l’impression d’entendre mon frère ! répliqua-t-elle en riant. À bientôt !
Elle coupa la communication, et se tourna vers Trag et Lars.
— Eh bien, voilà qui résout notre problème, non ?
— Ah oui ? fit sombrement Trag.
— Je crois, dit Lars. Corish a un permis de voyage illimité, délivré par l’Ancien Pentrom en personne. Il doit être recommandé par un Fédérationniste très haut placé pour avoir ce genre d’appui.
— Plus vraisemblablement, son « oncle » doit être héritier d’un gros paquet de crédits dont le gouvernement ophtérien prendra sa juste part, supposa Killashandra.
Lars hocha la tête.
— Et sa couverture étant si efficace, il est peu probable que les Anciens aient découvert sa véritable identité, de sorte qu’il pourra contacter tous ceux que nous avons besoin de prévenir. Y compris Olav Dahl ! Ou Nahia et Hauness !
— Ce qui m’inquiète, dit Lars, les yeux troublés d’anxiété, c’est qu’il te contacte justement en ce moment. Il doit revenir d’Ironwood – où sont Nahia et Hauness. Peut-être qu’ils sont en danger. Tant des nôtres ont été arrêtés au cours des recherches…
Elle posa une main rassurante sur son bras.
— Je crois qu’il se serait arrangé pour me le faire comprendre à demi-mot.
— Je crois que c’est ce qu’il a fait en disant qu’il n’avait pas retrouvé son oncle.
— S’il reconnaissait avoir trouvé son oncle, dit Trag, se joignant inopinément à Killashandra pour le rassurer, il n’aurait plus besoin de son permis de voyage. Et s’il est aussi bon agent qu’il le semble, il n’a pas voulu renoncer à la possibilité de se déplacer.
Lars accepta ce raisonnement d’un hochement de tête, et feignit d’être rassuré.
— Nous le saurons bientôt, dit doucement Killashandra.
— Bon, ce soir quand tu verras Corish, dit Lars, allez à pied au restaurant qu’on lui aura conseillé. Comme ça, vous aurez une chance de parler librement. Le Piper recommandera sûrement le Berry Bush ou le Frenshaw. Ils ne sont pas loin du Piper, et sont tous deux dirigés par des Ophtériens fidèles aux Anciens. Vous serez donc observés et écoutés. La cuisine est assez bonne, ajouta Lars avec sur sourire encourageant.
— Alors, je vais emporter le bluffeur. Je veux continuer à leur faire croire que c’est moi qui provoque les perturbations. D’ici là, ils devraient avoir le temps de digérer la conversation anodine de Corish.
Killashandra tapa un numéro sur l’unité-comm.
— Mirbethan, y a-t-il un concert ce soir ? Je ne voudrais pas en manquer un, mais von Mittelstern m’a invitée à dîner, et j’ai accepté. Je ne veux pas qu’il débarque ici et s’aperçoive que je ne suis pas l’étudiante qu’il croit, alors nous avons rendez-vous à son hôtel.
Quelles que fussent les pensées de Mirbethan, elle les déguisa sous les assurances qu’elle lui donna qu’il n’y avait pas de concert prévu pour la soirée.
— Alors, pouvez-vous me commander un véhicule pour ce soir ? Au fait, quand a lieu le prochain concert ? Les effets de l’orgue me fascinent. C’était fabuleux hier. Je n’ai jamais rien entendu de comparable.
— Demain soir, Ligueuse.
La réponse était aimable, mais gâtée par un petit sourire suffisant.
— Parfait.
Killashandra coupa la communication.
— L’offensive est la meilleure défense, Ligueur, ajouta-t-elle en se tournant vers Trag. Tu n’as pas été forcé de promettre aux Anciens que tu me punirais pour mes aberrations émotionnelles, non ? Donc rien de changé pour moi, ce qui signifie que je peux aller et venir à ma guise, qu’on me suive ou non. Et comme je suis brouillée avec toi, dit-elle, embrassant Lars sur la joue, je sortirai seule. À moins que tu ne veuilles venir pour rencontrer Corish, Trag ?
— Ce n’est pas impossible.
— Ce qui me donnera l’occasion de draguer Mirbethan, dit sournoisement Lars.
Killashandra s’esclaffa et lui souhaita bonne chance.
— Et maintenant, allons nous consacrer à notre travail, dit Trag, lui faisant signe de le précéder.
À l’Auditorium du Festival, ils trouvèrent un nombreux contingent d’Agents de la Sécurité dispersés sur la scène, mais surtout concentrés autour de la console, qui était ouverte. Deux hommes tripotaient le clavier, mais Killashandra ne vit pas s’ils époussetaient les touches ou s’ils les ajustaient. Soudain, l’Ancien Ampris sortit d’un groupe et fit quelques pas à leur rencontre.
— N’en fais pas trop, Killa, lui murmura Lars, la voyant gratifier Ampris d’un sourire béat.
— Après le concert d’hier soir, Ancien Ampris, je m’étonne de mon audace à vous faire part de mon désir de jouer sur un orgue ophtérien, dit-elle, en même temps qu’elle sentit Lars lui pincer le bras.
Inutilement, se dit-elle, car elle s’était astreinte à parler d’un ton modeste et sincère.
— Le concert vous a plu ?
— Je n’ai jamais rien entendu de pareil, dit-elle, ce qui était vrai. C’est vraiment une expérience. Mirbethan me dit qu’un autre est prévu pour demain soir. J’espère que nous serons invités ?
— Naturellement, ma chère Killashandra, répondit Ampris, le regard presque bienveillant.
Elle limita sa réaction à un sourire heureux, puis se dirigea vers la porte de la salle de l’orgue.
— Un mot avec vous, s’il vous plaît, Ancien Ampris, commença Trag, son air anxieux retenant immédiatement l’attention de l’Ancien.
Killashandra et Lars continuèrent vers la salle de l’orgue.
— Tu m’as pincée trop fort !
— Moi, tu ne m’aurais pas trompé, Killa !
— Eh bien lui, je l’ai trompé.
Et cachant son geste aux moniteurs, elle lui montra le coffrage du clavier. Le cheveu collé la veille n’y était plus.
— Tu as activé le bluffeur ?
— À la seconde où j’ai fini de te pincer.
— Montures, s’il te plaît.
Ils avaient mis en place le premier des derniers blocs quand Trag et Ampris entrèrent.
— Encore cinq, et l’installation sera terminée, disait Trag à Ampris. Killashandra sait que ces notes du registre aigu exigent l’accordage le plus minutieux.
Killashandra hocha la tête, comprenant le message tacite.
— Je vais vérifier les montures du crystal endommagé de l’orgue du Conservatoire, et je reviendrai à temps pour l’accordage.
Killashandra espérait que l’Ancien Ampris les laisserait seuls, mais il choisit de rester et surveilla tous leurs mouvements. Elle détestait toute espèce de surveillance, et de sentir sur elle les yeux chafouins d’Ampris lui donnait la chair de poule. Elle était contrariée aussi parce que la présence de l’Ancien lui interdisait toute conversation avec Lars. Elle aimait leurs joyeux badinages qui soulageaient la tension et l’ennui de ce travail de haute précision. Et d’autant plus contrariée qu’il leur restait peu de temps à passer ensemble.
Elle prit donc grand plaisir à faire traîner les derniers ajustages, donnant amplement le temps à Trag de modifier le programme du Conservatoire. Et à irriter Ampris par ses manipulations minutieuses. Il frisait la crise de nerfs quand elle et Lars serrèrent la dernière monture.
— Là ! dit-elle avec une intense satisfaction. Tout est fini et bien serré !
Elle prit le petit maillet et, saisie d’un caprice pervers, frappa les première notes du motif beethovénien. Du coin de l’œil, elle vit Ampris faire un pas en avant, main tendue en un geste de protestation, pâle comme un mort. Puis elle monta la gamme et, appliquant son maillet sur le côté des blocs, elle descendit les quarante-quatre notes glissando.
— Clair comme de l’eau de roche, et pas une seule vibration parasite. Installation parfaite, et je m’y connais.
Killashandra remit le maillet à sa place dans le coffret à outils, s’épousseta les doigts, et ferma le couvercle.
— Je crois que nous n’allons pas le fermer tout de suite. Et maintenant, Ancien Ampris, la minute de vérité !
— Je préférerais que le Ligueur Trag…
— Il ne sait pas jouer ! Il ne sait même pas lire la musique ! dit Killashandra, feignant de se méprendre sur les paroles d’Ampris.
Lars lui pinça la hanche gauche. Si elle avait pu le faire sans qu’on la voie, elle lui aurait bien décoché une talonnade.
— Mais je suppose que vous seriez plus tranquille s’il vérifiait toute l’installation, ajouta-t-elle, avec un sourire timoré, mieux en accord que sa déclaration précédente avec un personnage en transe subliminale.
Trag reparut très à propos.
— Comme je le soupçonnais, Ancien Ampris, c’était une monture desserrée du « sol » médian. J’ai vérifié à fond les deux claviers.
Un instant, Ampris le regarda avec une intense suspicion.
— Vous ne jouez pas ? dit-il.
— Non.
— Alors, comment pouvez-vous accorder le crystal ? Killashandra éclata de rire.
— Ancien Ampris, tout candidat à la Ligue Heptite doit avoir l’oreille absolue, sinon sa candidature ne serait même pas prise en considération. Le Ligueur Trag n’a pas besoin d’être musicien de formation. Le Grand Maître Lanzecki ne l’est pas non plus. Une des raisons pour lesquelles on m’a confié cette mission, c’est que moi, je le suis – et spécialiste des instruments à clavier. Maintenant, Trag, si tu veux bien inspecter l’installation ?
Elle et Lars soulevèrent le couvercle.
Trag non plus ne dédaigna pas de faire une petite peur à Ampris en frappant les trois premières notes de Beethoven, avant de taper au hasard. Puis il fit sonner chaque crystal l’un après l’autre, écoutant chaque note exquise jusqu’à ce que le son s’en soit complètement tu, avant de frapper le crystal suivant.
— Absolument parfait, dit-il, rendant le maillet à Killashandra.
— Maintenant, avec votre permission, Ancien Ampris, j’aimerais essayer le clavier.
Voyant qu’il hésitait, elle ajouta :
— Ce serait un grand honneur pour moi, et je ne me servirais que des sons. Après le concert d’hier soir, il serait présomptueux de ma part de tenter aucun embellissement.
S’inclinant avec raideur devant l’inévitable, l’Ancien Ampris lui fit signe de sortir de la salle de l’orgue. Non qu’elle eût pu endommager le clavier et rester vivante, avec tant de gardes autour d’elle. Prenant place devant l’instrument, elle feignit d’ignorer les visages hargneux et les yeux soupçonneux braqués sur elle, et rejeta tous les morceaux de Beethoven appris à Fuerte pendant ses études. Sa satisfaction personnelle ne justifiait pas un tel risque. Elle mit en marche les différents registres de l’orgue, laissant les circuits électroniques se réchauffer et se stabiliser. Elle réprima aussi le caprice de jouer un thème de Lars. Elle fléchit les doigts, tira les jeux appropriés, puis dansota rapidement sur les pédales pour tester leurs réactions.
Diplomate, elle commença par une chanson d’amour de Fuerte, lui rappelant un air qu’elle avait entendu ce premier soir magique avec Lars. Le clavier était exquisément sensible et, sachant qu’elle avait un peu la main lourde, elle s’efforça de trouver un juste équilibre avant d’attaquer la mélodie cadencée. Même en jouant très doucement, elle sentit plutôt qu’elle n’entendit l’acoustique parfaite de l’Auditorium lui renvoyer tous les sons. Le bouclier sonique entourant l’orgue la protégea de réactions plus violentes.
Passant au clavier inférieur pour les basses, elle se dit que jouer sur l’orgue du Festival était une expérience incroyable de pure musicalité. Pour elle, chanteuse, le piano n’était qu’un instrument indispensable pour l’accompagnement, toléré aux répétitions à la place de l’orchestre. Elle avait considéré avec dédain la conviction ophtérienne que l’orgue était l’instrument suprême, mais elle était prête à réviser son jugement à la hausse. Même ce simple air folklorique, embelli par les couleurs, les odeurs et « la joie du printemps », pensa-t-elle, sarcastique, affectait doublement les sens, joué ainsi sur l’orgue ophtérien.
Brusquement, elle passa à un air martial en majeure, avec beaucoup de basses très cadencées, mais elle s’en lassa bientôt et se surprit à jouer l’accompagnement d’une de ses arias favorites. Ne voulant pas troubler l’atmosphère en chantant, elle interpréta la mélodie sur le clavier qu’elle venait de réparer, jouant la partie d’orchestre sur le second clavier et la pédale des basses. La reprise du ténor suivit naturellement sur le troisième clavier, plus moelleux que celui du registre soprano. Puis elle attaqua machinalement un morceau dont elle ne savait pas trop ce que c’était, quand elle sentit un pinçon sur sa taille. Réalisant que c’était la musique de Lars, elle enchaîna vivement sur des arpèges, puis sur le premier air qui lui passa par la tête, une antique antienne aux sonorités fortement religieuses, et termina avec panache par des fioritures impétueuses. Enfin, quittant le clavier à regret, elle pivota vers l’assistance.
Lars, le plus proche, l’aida à descendre de son perchoir, la complimentant d’une pression de la main, non sans lui reprocher son faux pas du regard. Mais son triomphe, ce fut la stupéfaction d’Ampris.
— Ma chère Killashandra, je n’imaginais pas que vous étiez une musicienne aussi accomplie, dit-il, retrouvant son amabilité passée.
— Je manque affreusement de pratique, dit-elle modestement, tout en sachant qu’elle avait fait très peu de fausses notes et que son tempo avait toujours été excellent. C’est très présomptueux de ma part de jouer sur ce superbe instrument, mais c’est un honneur dont je me souviendrai toute ma vie.
Et elle était sincère.
Suivirent des bruits étouffés et confus quand les gardes laissèrent un petit groupe approcher de la console, avec force raclements de gorge et de pieds que l’acoustique amplifia fidèlement.
— Les étudiants de Balderol, dit l’Ancien Ampris en guise d’explication. Pour répéter leurs morceaux maintenant que l’orgue est réparé.
D’un coup d’œil, Killashandra jugea qu’il devait y avoir neuf gardes par étudiant, puis elle remarqua que les gardes les plus grands et les plus carrés, debout épaule contre épaule, formaient un barrage sans faille devant la porte de la salle de l’orgue. Étaient-ils collés à leur poste ?
— Et bien, laissons-leur la place, dit-elle avec entrain. N’avez-vous pas aussi quelques étudiants à qui Trag et moi pourrons enseigner l’accordage du crystal ? N’oubliez pas qu’ils doivent avoir l’oreille absolue, rappela-t-elle à l’Ancien Amplis comme ils quittaient l’Auditorium.
Ses dernières paroles tombèrent à plat dans l’acoustique redevenue normale.
— Ce n’est pas prévu avant demain, Killashandra, répondit Ampris, légèrement étonné. J’ai pensé que vous et le Ligueur Trag aimeriez profiter de cette occasion pour visiter le reste du Conservatoire.
Cela ne figurait pas en première ligne de ses priorités, mais comme elle semblait rentrée dans les bonnes grâces d’Ampris, elle fit un effort pour y rester. Mais elle le regretta quand il confia la direction de la visite à Mirbethan, s’excusant sous prétexte d’obligations administratives urgentes. Et au lieu de démontrer que les subliminaux marchaient sur les chanteurs-crystal, elle dut regarder Lars démontrer la même chose à Mirbethan, tandis qu’elle suivait avec Trag. Au début, Trag resta aussi impassible que jamais, puis il s’anima soudain, attentif aux explications de Mirbethan sur telle salle de cours, tel processeur, quand la petite salle de concert avait été ajoutée, et quels perfectionnements avait apporté tel compositeur à l’Orgue du Festival. Lars avait-il pincé le flegmatique Trag ? Traînant derrière le trio qui inspectait maintenant les dortoirs lugubres et d’une propreté déprimante, elle regretta ses pinçons.
Si elle avait été plus réceptive, elle aurait été impressionnée par les commodités du Conservatoire ; car il était supérieurement organisé sous l’angle des salles de répétitions, bibliothèques et terminaux. Il y avait même une bibliothèque de livres, donnés par les premiers colons et agrandie ultérieurement par des touristes. Le Conservatoire tel qu’il se présentait actuellement avait été conçu d’un seul bloc et bâti en une fois, seul l’Auditorium ayant été ajouté par la suite, bien qu’inclus dans les plans originels. Dans sa conception, il était très supérieur au Conservatoire de Fuerte, assemblage disparate d’extensions et d’annexes sans idée d’ensemble.
Pourtant, il y avait plus de charme dans un petit coin du Conservatoire de Fuerte que dans toutes les salles prétentieuses d’Ophtéria.
— L’infirmerie est par là, dit la voix onctueuse de Mirbethan, s’infiltrant dans ses pensées.
— Je connais déjà, dit-elle d’un ton acerbe, et Mirbethan eut la bonne grâce de prendre l’air embarrassé.
Puis elle braqua un regard scrutateur sur Lars, qui répondit d’un clin d’œil impudent.
— J’ai faim. Nous n’avons pas déjeuné pour terminer les réparations.
Mirbethan se confondit en excuses et, comme Trag exprimait sa conviction que l’infirmerie était aussi parfaite que tout le reste de l’établissement, elle les raccompagna à leur appartement.
Une fois à l’intérieur, Lars activa le bluffeur, et Killashandra poussa un soupir de soulagement. Elle n’avait pas réalisé combien elle était tendue.
— J’ai faim, j’ai faim, voilà tout, se dit-elle en s’approchant de l’unité-traiteur.
— Où avez-vous trouvé l’unité subliminale, Trag ? demanda Lars, ouvrant l’unité-bar.
— Sous la scène, mais accessible par le même motif musical. Malgré leur intelligence, les Anciens n’ont pas beaucoup d’imagination.
Killashandra eut un grognement dédaigneux.
— Sans doute qu’ils n’arrivent pas à se rappeler grand-chose vu leur âge avancé.
— Ne va pas commettre la faute de les sous-estimer, dit Trag d’un ton solennel en se servant une bière.
— Laissons-leur ce privilège, ajouta Lars. Sentencieuses crapules ! Killa, il n’y a plus que de la Bascum.
— Ça va bien avec le poisson, qui semble la seule chose inscrite au menu d’aujourd’hui.
Lars s’esclaffa.
— Comme toujours. Prends plutôt la soupe, dit-il comme parlant d’expérience. Et, s’il te plaît, ne joue plus ma musique au Conservatoire, ajouta-t-il en la menaçant de l’index. Balderol m’a souvent entendu répéter.
— N’attends pas que je m’excuse. Ça m’est venu naturellement, découlant des précédents accords. C’est sans doute la musique la plus originale jamais jouée sur cet orgue, s’il faut en juger par ce que nous avons entendu hier soir.
— Ils ne recherchent pas l’originalité, Killa. Ils recherchent la répétition, qu’ils peuvent orchestrer pour influencer les esprits. Au fait, Trag, Ampris a-t-il accepté que vous révisiez les orgues de province ?
— Je ne lui en ai pas parlé. Pas encore. L’occasion ne s’est pas présentée.
— Maintenant, c’est moi qui deviens gourmand, dit Lars, l’air anxieux. Débrancher les unités subliminales de la Cité, c’est un grand pas en avant, car beaucoup de provinciaux font le voyage, pour pouvoir dire qu’ils ont entendu l’Orgue du Festival, mais ce n’est pas eux qu’Ampris recrutera pour son expédition punitive. C’est donc les autres qu’il faudrait mettre à l’abri des subliminaux.
— Qui d’autre a accès aux orgues ? demanda Trag.
— Seulement… Ah !
Une expression triomphale s’afficha sur le visage expressif de Lars.
— Comgail n’a pas eu le temps de faire sa tournée annuelle des autres instruments. Et c’est Ampris qui est responsable de leur maintenance, pas Torkes. Il sera obligé de faire appel à vous deux. Car il ne confiera pas cette tâche délicate aux jeunes prétentieux que vous êtes censés initier à l’art de l’accordage du crystal.
— Et surtout pas à toi, Lars, dit Killashandra en riant.
— Laissons tomber ce numéro, Killa, tu veux ?
— Pourquoi ? demanda Trag. Vous devez réaliser que nous ne vous abandonnerons pas sur cette planète, quelle que soit votre habileté à vous cacher dans vos îles, Lars Dahl. Et les accordeurs de crystal sont très demandés partout.
— La navigation aussi, Trag.
— Trag, est-ce que tu ferais du recrutement, par hasard ? demanda Killashandra avec une sécheresse qui la surprit elle-même.
Trag tourna la tête vers elle, impassible.
— Le recrutement n’est pas permis par la FMP, Killashandra Ree.
— Le conditionnement subliminal non plus, Trag Morfane ! grogna-t-elle.
Lars les regarda l’un après l’autre, souriant de cette Chamaillerie inattendue.
— Allons, allons, qu’est-ce qui vous prend ?
— Vieille controverse, répondit vivement Killashandra. Bon, si tous les orgues de province doivent être révisés, nous sommes les deux seuls techniciens qualifiés sur Ophtéria. Ampris sera bien obligé de t’en prier, car je ne le vois pas très bien s’adresser à moi. Et cela résout notre problème, non ?
— Ça devrait, dit Lars, souriant de son habile changement de conversation.
— On verra, dit Trag, se levant pour remplir son verre.
— Moi, je vais prendre un bain, dit Killashandra. Après une matinée passée avec Ampris, je me sens sale.
— Maintenant que tu en parles, moi aussi, dit Lars en lui emboîtant le pas.
Le soir, le petit véhicule terrestre arriva avec un grand gaillard de la Sécurité aux commandes. Par sa bulle de plasverre, elle eut tout loisir d’admirer à petite vitesse les édifices torturés de la Cité. La soirée printanière était douce et le ciel sans nuages. Elle voyait sans doute la Cité sous son meilleur jour, pensa-t-elle, car le renouveau nimbait d’or, de brun chaud et de vert tendre, toute la végétation, prêtant quelque charme à ces bâtiments habituellement rébarbatifs. Les immeubles résidentiels étaient couverts de plantes grimpantes, aux feuilles ou fleurs orange vif.
Il n’y avait que des piétons dehors, même s’ils croisèrent plusieurs transports de marchandises dans les rues sinueuses. Elle ne vit aucun feu de circulation, et pourtant son chauffeur stoppa à plusieurs carrefours. Une fois, les passants, arrêtés aussi sur la voie piétonnière, la dévisagèrent avec indifférence. Sans aucun doute, tous les bons Ophtériens étaient à la maison avec leur famille, et les rares passants arboraient des visages sombres, anxieux ou résolus. Killashandra se rendit compte qu’elle regrettait les îliens, avec leurs sourires accueillants et leurs manières généralement agréables. Elle avait vu peu de sourires durables ou authentiques au Conservatoire, seulement des dents découvertes par un léger mouvement des lèvres, sans que cela ne traduisît jamais joie, plaisir ou enthousiasme. Mais que demander d’autre dans un tel climat psychologique ?
Elle repéra le Piper avant que le chauffeur ne tourne dans son allée, bloc utilitaire et sans grâce comme tous les hôtels, même sur Fuerte. Autrefois, elle trouvait la pierre rouge-orange de Fuerte laide et vulgaire, mais maintenant, elle en avait presque la nostalgie. L’architecture détendue et sans prétention de Fuerte était incontestablement supérieure aux constructions tordues d’Ophtéria.
Le compte-temps au-dessus de l’entrée afficha un éclatant 1930 à l’instant où le chauffeur arrêtait son véhicule. Au même moment, la grande porte s’ouvrit et Corish, bronzé et impatient, en émergea. Apercevant Killashandra, il l’accueillit d’un sourire chaleureux.
— À l’heure pile, Killashandra ! Vous avez fait des progrès ! dit-il, l’aidant à descendre du véhicule.
— Merci, chauffeur, dit Killashandra. J’ai besoin de me dégourdir les jambes, Corish. Allons à pied au restaurant si ce n’est pas trop loin. Je me sens gênée d’être en voiture alors que tout le monde va à pied.
— Vous l’avez payé ? demanda Corish, portant la main à sa sacoche.
— Mais, je vous l’ai dit, répondit-elle d’un ton boudeur, faisant signe au chauffeur de dégager.
Le chauffeur enclencha ses vitesses et s’éloigna lentement.
— Je suis monitorée, Corish, et nous avons à parler, dit-elle, le regardant d’un air d’excuse.
— Je m’en doutais. On m’a conseillé le Berry Bush, alors je suppose qu’on y a placé des moniteurs. Par ici.
Il la prit par le coude et la pilota dans la bonne direction.
— Ce n’est pas loin. Je rentre juste d’Ironwood.
— Lars se ronge d’inquiétude à propos de Nahia et Hauness.
— Ils vont bien… – il ne dit pas jusqu’à présent, mais elle le comprit à sa voix – mais les fouilles et arrestations continuent. Hauness est persuadé que les Anciens vont monter une expédition punitive dans les îles en dépit de votre sauvetage.
— Torkes ne croit pas aux coïncidences. Plus important…
Killashandra s’interrompit, choquée par la haine virulente qu’elle vit sur le visage d’une passante. Killashandra regarda autour d’elle, mais la femme n’avait ni stoppé ni pressé le pas.
— Plus important ? insista Corish, l’empêchant de s’arrêter.
Elle revint à la conversation, mais l’image de cette haine resta comme imprimée sur sa rétine.
— Les Anciens utilisent le conditionnement subliminal.
— Ma chère Killashandra, c’est une allégation très dangereuse.
Choqué par cette accusation, Corish resserra sa main sur son bras. Il regarda autour de lui, craignant qu’un passant ne l’ait entendue.
— Allégations, mon œil ! Hier soir, ils ont arrosé toute la salle du concert d’images subliminales, dit-elle, contenant à peine son indignation. Sécurité, patriotisme et sexe, tels étaient les thèmes. Olav ne vous a pas parlé des subliminaux ? Pourtant il en connaît l’existence.
— Il les a mentionnés, dit sombrement Corish. Mais il n’a pas pu me donner de preuves.
— Eh bien, moi, je pourrai en témoigner sous serment, et Trag aussi. Hier, il a déconnecté le processeur subliminal de l’Orgue du Festival – quand nous en avons eu l’occasion et aujourd’hui celui de l’orgue du Conservatoire. Aurions-nous dû attendre jusqu’à demain pour que vous puissiez constater par vous-même ?
— Naturellement, je fais confiance au témoignage de Trag… et au vôtre, ajouta-t-il après coup. Comment avez-vous pu trouver les appareils ? N’étaient-ils pas bien cachés ?
— Si. Disons qu’il a fallu les efforts conjugués de Comgail, Trag et moi. Ce n’est pas le crystal qui a tué Comgail – d’ailleurs je ne l’avais jamais pensé – mais un homme aux abois. Sans doute Ampris. Il y aura suffisamment de témoins pour le jurer devant la Fédération. Y compris Nahia et Hauness, si nous parvenons à les faire sortir.
— Vous ne convaincrez jamais Nahia de quitter Ophtéria, dit Corish, secouant la tête avec tristesse.
Il fit signe qu’ils tourneraient à droite au prochain carrefour. Des odeurs de rôtis et de fritures chatouillèrent leurs narines, pas toutes appétissantes, mais c’était sans conteste un quartier de restaurants. En terrasse, on servait des boissons et des friands – chauds à en juger par la tête d’un client qui en grignotait un avec précaution.
— Si nous pouvons en sortir certains, dit sombrement Corish. Ils sont tous en danger, maintenant.
— Et c’est pourquoi il faudrait que vous contactiez Olav, pour qu’il vienne avec…
Un changement dans la pression de l’air l’alerta, et elle eut juste le temps de se tourner un peu pour dévier le couteau qui descendait sur elle. Puis une seconde lame la frappa à l’épaule, et, elle tenta d’échapper à ses assaillants… Elle entendait les cris rauques de Corish…
— Lars ! hurla-t-elle en tombant, roulant sur elle-même pour s’éloigner du danger. Lars !
Elle s’était trop habituée à sa présence. Et où était-il quand elle avait besoin de lui ? Cette pensée lui traversa l’esprit tandis qu’elle essayait de se protéger des coups de bottes qui pleuvaient sur elle. Elle voulut se rouler en boule, mais des mains brutales lui saisirent les bras et les jambes. On essayait de la kidnapper, avec Corish à côté d’elle. Il ne faisait rien, sapristi ! Elle entendit ses hurlements par-dessus les grondements inintelligibles de la canaille, qui la rouait de coups. Ils étaient si nombreux, hommes et femmes ! Et elle ne reconnaissait aucun de ces visages déformés par la haine. Elle vit quelqu’un écarter d’elle un homme qui s’apprêtait à lui plonger un couteau dans le sein, elle vit une femme qu’elle reconnut – la femme haineuse remarquée tout à l’heure. Elle entendit les hurlements furieux de Corish ; puis une botte la frappa à la tempe, et elle n’entendit plus rien.